Economie sociale et territoire: enjeu majeur ou enjeu d’importance secondaire?
Pierre Calame, mars 2012
Résumé :
La démocratie est dans une crise profonde et la frustration des citoyens à l’égard des élections présidentielles en France en est le symptôme. On ne fera face à la crise actuelle de la démocratie qu’en lui redonnant la capacité à mobiliser les énergies des citoyens autour des mutations majeures qui nous attendent. L’une d’elle, le passage de l’économie à l’oeconomie est l’invention d’un nouveau modèle de production et de consommation. Or le territoire et l’économie sociale et solidaire sont tous deux des points d’ancrage essentiels de cette invention. Si l’économie sociale et solidaire territorialisée se pense elle même comme un ferment de cette invention elle peut jouer un rôle majeur. Si elle se définit comme un supplément d’âme de l’économie dominante, au sein d’un acteur secondaire de la gouvernance, le territoire, son intérêt est des plus limités
Chers Amis,
Je suis heureux et honoré d’avoir à introduire cette journée sur un sujet qui me tient à coeur. Heureux et honoré d’abord en raison du moment où ça se passe, à moins d’un mois du premier tour des présidentielles, parce que la réflexion qu’on a menée va nous interroger sur la démocratie elle-même. Heureux et honoré ensuite en raison du thème : je suis de ceux qui pensent que la question du territoire et la réflexion adossée à l’économie sociale et solidaire sont au coeur des questions que nous aurons à traiter au XXIe siècle mais en soulignant que cette question, laissée à elle-même, se retrouverait doublement marginale.
Marginale d’abord parce que, dans une société comme la nôtre, marquée par l’étatisme, les territoires continuent à être regardés comme des acteurs de second rang.
Marginale ensuite parce que l’économie sociale et solidaire, laissée à elle-même et sans être replacée dans une réflexion générale sur l’économie, resterait ce qu’elle est malheureusement trop souvent, une sorte de supplément d’âme, d’action supplétive à l’économie dominante au point qu’au niveau territorial elle ressemble par trop à une infirmerie de campagne où on essaierait de réparer les éclopés de la grande guerre économique.
C’est pourquoi la manière dont on aborde cette question du rapport entre les territoires et l’économie sociale et solidaire est décisive, pour savoir si on en fait quelque chose de doublement fort ou de doublement faible.
Les réflexions que je voudrais partager avec vous sont tirées de deux ouvrages. L’un, « Essai sur l’oeconomie », où j’essaie de repenser les fondements de l’économie par rapport aux défis qui nous attendent. L’autre, tout récent, est un livre qui s’appelle « Sauvons la démocratie ». Il porte bien son titre : j’y pousse un cri d’alarme par rapport aux dérives de la démocratie telle qu’exprimée par la campagne électorale actuelle.
Qu’est-ce qu’on observe dans cette campagne ? Je commencerai par là : un contraste entre l’engouement -les débats électoraux sont très suivis, les meetings électoraux se succèdent et font salle comble- et le sentiment de frustration énorme, qui s’exprime dans tous les secteurs de la société, en particulier les jeunes, qui nous disent « on ne retrouve pas du tout nos questions, nos inquiétudes et nos espérances dans tous ces débats ».
Cette frustration nous amène à réfléchir plus profondément aux raisons pour lesquelles la démocratie est en crise. J’en vois pour ma part quatre, qui nous concerne directement au niveau des territoires.
La première est que les interdépendances entre les sociétés et entre l’humanité et la biosphère sont devenues irréversibles à l’échelle mondiale. Nous allons avoir à traiter ce défi. Nous aurons notamment à négocier avec les autres sociétés du monde un juste partage et de l’énergie et des ressources naturelles. Le statu quo est impossible. La scène nationale devient secondaire et pourtant toute notre vie politique est centrée sur elle, tous les discours portent sur la sortie de la crise, conçue, d’une certaine manière, comme un retour à une situation antérieure. Or ce retour est impossible.
La deuxième, qui en découle, est de prendre conscience que nous sommes confrontés à ce que l’on appelle de plus en plus fréquemment « la grande transition » : ce qui nous attend ce n’est pas de bricoler à la marge, c’est de repenser la manière dont nous aborderons le monde, la manière dont nous gérons nos sociétés. Je reprendrai pour illustrer ce propos trois formulations que j’aime bien et tirées de d’univers philosophiques différents : la formule de l’Evangile, « on ne met pas du vin nouveau dans des vieilles outres, sinon l’outre éclate et le vin est perdu » ; la formule d’Einstein, « il est illusoire de vouloir résoudre un problème dans les termes dans lequel le problème est né » ; la formule d’Heidegger, « le plus difficile dans la vie c’est de voir ses lunettes, puisqu’on voit le monde à travers ses lunettes ». Je crois que c’est exactement la situation à laquelle nous sommes confrontés dans une grande transition : le cadre conceptuel dans lequel nous pensons le monde, les outils pour le gérer, les acteurs, les institutions, qui nous paraissent tous des évidences parce qu’à court terme ils nous paraissent intemporels, indépassables, sont les obstacles mêmes à cette transition. Ce qui veut dire que la politique telle qu’elle se fait habituellement se trouve décalée. L’enjeu serait de remonter la question politique en amont, au niveau de cet effort de refondation. Et, le drame, c’est que la manière de refonder le monde n’est pas la manière de le gérer au quotidien. Voilà le deuxième blocage majeur auquel nous sommes confrontés. Une image qui me viennent à l’esprit en écoutant comme vous les débats électoraux, c’est celle de mouches qui s’agitent dans une petite boîte fermée de plexiglas. Je vois les arguments se succéder et se contredire, chaque fois on se heurte à un mur transparent, on est renvoyé à autre chose, alors on passe de l’emploi à la relance, au prix de l’énergie, à l’écologie et à chaque fois qu’on essaie d’avancer, qu’on croit trouver une issue, paf on se bute contre une des parois de verre et on est renvoyé en arrière. Comment penser la politique en amont de la politique ? c’est la deuxième question posée à la démocratie.
La troisième source de crise résulte des temporalités. Ces changements structurels qui nous attendent sont tous des changements difficiles, systémiques, à long terme et cela entre en contradiction avec l’idée de mandats de l’exécutif et du législatif de cinq ans. Il devient illusoire, dans ces conditions, de continuer à penser qu’un compromis est une compromission, que pour qu’une démocratie soit vivante il faut qu’il y ait une « vraie gauche » et une « vraie droite » comme on dit quelquefois, parce que, de toutes façons, si on veut s’attaquer à des mutations à long terme -et c’est d’ailleurs la question qui se pose depuis au moins trente ans sur la réforme de l’Etat-, il faut que les grands partis se mettent d’accord sur l’essentiel. Ca c’est un défi de nature nouvelle, reposant la question de la politique comme construction d’un consensus au sein de la nation et plus comme mise en scène de choix illusoires pour changer tous les cinq ans.
La quatrième source de crise, qui découle des trois autres, est qu’un fossé est en train de se creuser entre ce que j’appelle la « démocratie représentative », la « démocratie occupationnelle » et la « démocratie substantielle ». La démocratie représentative c’est celle que l’on connaît : on élit des représentants, ils débattent et légifèrent. C’est un modèle hérité du XVIIIe siècle, d’un contexte totalement différent du nôtre. J’appelle, avec un peu de provocation, démocratie occupationnelle ce que l’on appelle en général « démocratie participative ». Je la nomme ainsi parce qu’en général elle s’applique d’être dans des enjeux mineurs locaux, ce qui fait que l’on a le sentiment qu’on crée la cour où les enfants s’amusent pendant que les grands travaillent sérieusement à Bruxelles, à Washington, à Londres ou à Pékin.
La démocratie substantielle, la seule qui peut sauver la démocratie, consiste à faire en sorte que les citoyens aient le sentiment d’avoir prise sur leur destin. Et, ça, ça demande une autre manière de penser la politique et la démocratie.
Dans le livre « Sauvons la démocratie » j’esquisse des propositions précises. Je dis d’abord qu’il faut considérer la politique avant tout comme une éthique, une méthode et une vision. Quelle éthique ? D’abord l’éthique du désintéressement. Je suis fasciné par tous ces candidats prêts à donner leur corps à la France ; j’en suis très touché ! mais le véritablement désintéressement dans le contexte de transition serait d’admettre qu’on ne verra pas les résultats de son action, au rebours de l’idée que « vous allez voir, dans cinq ans vous pourrez mesurer les résultats de mon action ». Mais on ne mesurera rien des vrais changements, tout simplement parce qu’ils prendront beaucoup de temps ! on saura décrire qu’on a engagé le changement, on n’en verra pas. C’est une formule que j’aime bien : « on a plus confiance dans les planteurs de chênes que dans les planteurs de peupliers parce que le planteur de peuplier espère tirer les fruits de son effort de son vivant tandis que le planteur de chênes sait bien que d’autres que lui récolteront. Nous avons besoin de dirigeants politiques planteurs de chênes.
Ensuite, éthique de la responsabilité. La responsabilité est la question éthique centrale du XXIe siècle. Or la France, puissance moyenne, âgée, en déclin, tout ce que vous voudrez, garde sur la scène internationale pour des raisons historiques -la Révolution française, le siècle des lumières, les droits de l’homme- un renom sur la scène internationale. Il y aura responsabilité de nos dirigeants politiques d’utiliser ce pouvoir au service de la transition. Par exemple la conférence de Rio + 20 sera la première sortie de notre nouveau gouvernement. De quelles propositions sera-t-il porteur ? De quel message la France sera-t-elle porteuse ? ça devient une question essentielle.
Enfin, troisième dimension de l’éthique, une autre vision du pouvoir. Le pouvoir ce n’est pas un gâteau que l’on se partage. Le pouvoir c’est une construction sociale qui nous permet de sortir de l’impuissance. C’est ça le type de pouvoir qu’il faut construire. C’est ça le véritable pouvoir politique, a fortiori dans un contexte de transition.
La politique doit être, ensuite, une méthode. On ne parle pas de méthode dans la campagne électorale, on ne parle que ce qui devrait être les résultats d’une méthode, les propositions qu’on soumet aux Français. En rester là, c’est faire insulte à l’intelligence des Français, c’est faire insulte aux capacités d’intelligence collective. Nous ne pouvons reconstruire la démocratie qu’en ayant des méthodes de travail de bas en haut. Et, sur ce plan, les territoires sont un point de départ décisif.
La politique, enfin, doit s’appuyer sur une vision. Une vision c’est quoi ? C’est se doter d’une boussole. Le rôle majeur du politique est de cristalliser les énergies autour d’un certain nombre de défis essentiels. C’est la transposition au niveau de la société, de ce qu’est la stratégie dans le champ de l’entreprise : être capable de mobiliser les énergies autour d’un certain nombre de questions essentielles. Le premier rôle du politique est de désigner ces questions ; non pas de les inventer mais de les désigner. Or il se trouve que ces questions sont claires et simples. En d’autres termes, nous savons avec un certain degré de certitude, ce n’est pas une science exacte, quelles sont les quatre mutations qui constitueront ensemble la grande transition. Se focaliser sur ces quatre mutations devient l’enjeu premier de la politique. Vous allez voir que le territoire est très directement impliquée dans ces quatre mutations.
La première est la construction, reconstruction, institution des communautés. C’est quoi une communauté ? Ce n’est pas seulement un agrégat de personnes. C’est le processus par lequel cet agrégat de personnes, en général vivant sur un même territoire, décide que ça vaut la peine d’être ensemble, de vivre ensemble, que ça vaut la peine d’affronter les conflits ensemble, qu’on se sent réellement responsable de ce qu’il arrive à l’autre. C’est ça une communauté. Or, nous faisons comme si ces communautés existaient par essence. D’où ces débats nauséeux sur l’identité française. Or, le problème est justement que nous sommes dans une période de réinstitution de communautés : dans une société comme la société française, bouleversée en cinquante ans, coexistent dans chaque ville des gens d’histoires différentes, de cultures différentes, de religions différentes, d’appartenance à d’autres communautés, la question du vivre ensemble se trouve posée dès le niveau local et plus encore au niveau national ; a fortiori au niveau européen où certes l’élection d’un Parlement européen au suffrage universel rapproche un peu l’Europe des citoyens, mais où le chemin est encore long avant que l’Europe se vive comme une communauté d’individus et de peuples et pas comme une juxtaposition d’institutions ; et plus encore à l’échelle mondiale parce qu’on a beau prétendre que la planète est devenue un village, en réalité c’est un village sans règle et sans justice, sans perception réelle d’un destin commun. Et le monde reste géré par la diplomatie, par des relations internationale, par des méthodes vieilles de 250 ans qui mettent en scène l’opposition entre intérêts nationaux au lieu de construire les éléments communs du vivre ensemble.
La seconde mutation, corollaire de la première, est de se mettre d’accord, aux différents niveaux sur des valeurs communes. Là aussi le territoire a un rôle tout à fait fondamental à jouer. On ne peut plus construire des communautés sur une histoire et un passé partagé, une foi partagée etc.. et ce n’est donc pas un hasard si on voit réémerger la notion de contrat social : sur quoi on va se mettre d’accord ? Si ce que l’on a en commun ce n’est pas un passé, c’est un présent et un avenir ; c’est la manière de gérer cet avenir commun. D’où l’extrême importance de la réflexion sur les valeurs sur lesquelles nous pouvons nous accorder. Et toutes les réflexions convergent pour montrer qu’au XXIe siècle ce qui est au coeur de l’éthique commune c’est la notion de responsabilité. Cela pour plusieurs raisons. D’abord parce que cette notion se retrouve sous différentes formes dans toutes les cultures: c’est très important. La notion de droit des individus, elle ne se retrouve pas dans toutes les civilisations. Nous avons su en faire une valeur universelle, c’est tout à notre honneur mais elle ne trouve pas ses racines dans toutes les civilisations. Au contraire, les analyses inter-culturelles montrent que la responsabilité, c’est-à-dire la notion de réciprocité, est au coeur de toute fabrique sociale et donc au coeur de chaque communauté. Ensuite parce que la responsabilité est la contrepartie directe de l’interdépendance : c’est parce que nous sommes interdépendants que chacun reconnaît que l’impact de son action sur les autres et la biosphère me concerne. Troisièmement, la responsabilité est la contrepartie du pouvoir et de la liberté. Enfin c’est la manière de reconnaître que notre devoir commun est de gérer notre fragile et unique planète. Un des enjeux de cette mutation est de déterminer comment ce principe de responsabilité, de co-responsabilité, émerge, se consolide, se traduit dans le droit international, mais se traduit aussi dans les pratiques individuelles, se traduit dans l’éducation. Par exemple, un des enjeux fondamentaux du territoire, au XXIe siècle, sera de faire en sorte qu’à l’échelle locale le système éducatif, les enfants eux-mêmes et les collectivités territoriales définissent ensemble l’apprentissage de leur co-responsabilité. Evidemment l’ESS a son mot à dire là dessus puisque la question de la responsabilité lui est particulièrement familière.
La troisième mutation est celle de la gouvernance. La gouvernance doit être vue à son sens le plus large : c’est l’art des sociétés de se doter des régulations qui lui permettent, comme diraient les écologistes de se maintenir dans leur domaine de viabilité. D’ailleurs, les objectifs de la gouvernance sont aussi vieux que le monde : préservation de la société contre l’agression extérieure, cohésion sociale interne et équilibre à long terme entre la société et son substrat, son environnement, l’écosystème dans lequel il vit, sans lequel il ne peut pas survivre. Ce sont les trois facettes du domaine de viabilité.
Comment réinventer au XXIe siècle notre gouvernance ? Comment aller au-delà d’une vision figée d’un Etat qui est maintenant plus du côté du problème que du côté de la solution ? Quels sont nos guides pour inventer cette nouvelle gouvernance ? Voilà la troisième mutation. Elle se pose à tous les niveaux et le niveau territorial doit être un lieu privilégié de cette invention.
Enfin, la quatrième mutation, c’est la transformation du système de production et de consommation, pour passer d’un système qui ne trouve son équilibre -ce que j’appelle l’équilibre de la bicyclette- que dans croissance indéfinie des besoins à un système qui doit combiner les limites de la biosphère d’un côté et l’exigence incontournable d’une justice écologique -c’est-à-dire d’un juste partage des ressources rares de la planète entre les différentes sociétés- et d’une justice sociale. C’est cette mutation que j’appelle : le passage de l’économie à l’oeconomie. C’est l’objet de mon « Essai sur l’oeconomie ». Ce passage demande de repenser à la fois les concepts, les acteurs, les institutions, les outils. Je considère que l’économie sociale et solidaire n’est pas l’oeconomie mais c’est une des branches de la contribution à cette réinvention. Je crois qu’il faut que l’économie sociale et solidaire arrête de s’imaginer qu’elle est le prémice de la nouvelle économie. Ce n’est pas vrai. En tant que telle, pensée séparément du reste, elle restera supplétive. Elle doit participer à une réflexion d’ensemble et vous savez combien j’appelle le mouvement de l’ESS à faire un effort plus fort sur lui-même et à faire une contribution conceptuelle plus solide qu’elle n’a tendance à le faire parce que trop souvent elle se réfugie dans un discours corporatiste de défense de son statut et de ses spécificités.
Je rappelle que l’une des plus grandes entreprises de semences de France c’est Limagrain. C’est une coopérative agricole. Limagrain est le fer de lance des OGM. Sa logique est une logique de concurrence sur le marché mondial. Il suffit d’aller voir sur leur site pour s’en convaincre. C’est une coopérative ! les grands de l’économie sociale, confrontés au marché mondial, ne présentent pas des différences substantielles avec l’économie classique, n’en déplaise aux discours auto-justificatifs de l’Alliance mondiale des coopératives. Et ces choses doivent être dites. L’Economie sociale et solidaire est un mouvement extraordinaire, porteur de plein de réflexions mais ce n’est pas, en soi, l’Alternative à l’économie capitalisée.
Comment faire, en période de mutation, pour réinventer, pour refonder ? Là aussi, la question de la méthode est importante. Deux démarches sont centrales dans cette réinvention. D’abord, la démarche comparative. Je l’ai largement pratiquée dans le domaine de la gouvernance : c’est quand on se met à voir que d’autres sociétés pensent autrement la démocratie, le consensus, le droit etc.. que l’on sort de nos pseudos évidences de l’Etat régalien, de la démocratie représentative etc.. La seconde démarche, très importante pour repenser l’économie c’est de revenir aux fondements. Comment ces choses là sont nées dans l’histoire ? A quel moment ? Pour résoudre quels problèmes concrets ? Dans le cadre de quel système technique ? C’est ce retour sur l’histoire qui va nous permettre de comprendre que ce que je prends pour une évidence universelle et intemporelle est en réalité une réponse particulière née de l’histoire, née de l’état de la société de l’époque. C’est ce qui me donne la liberté de me réinterroger, d’interroger ces fameuses lunettes dont je parlais, de me mettre à regarder mes lunettes et à ce moment là d’ouvrir les fenêtres. Voilà au plan méthodologique les démarches.
Ne pouvant tout traiter ici je garderai nos dernières minutes à vous parler de la quatrième mutation, la transition vers des sociétés durables ? Pourquoi je l’intitule « le passage de l’économie à l’oeconomie » ? Précisément pour la raison méthodologique que je viens de dire. On a oublié que jusqu’au XVIIIe siècle ce que l’on appelle aujourd’hui économie, s’appelait encore oeconomie. Ce n’est pas qu’un détail sémantique. Oeconomie rappelle très bien l’étymologie oïkos-nomos. L’oïkos c’est au départ la ferme familiale, l’exploitation familiale et nomos c’est la règle. On retrouve les traces de cette étymologie dans « économie domestique », « économie ménagère ». L’oeconomie c’est l’art d’accommoder les restes, c’est l’art de tirer parti, au mieux pour le bien être de la famille, au départ, pour le bien être de la planète aujourd’hui, de ressources rares. C’est exactement le défi du XXIe siècle ! Alors qu’à un moment donné, au XVIIIe siècle, la notion d’économie s’est détachée, s’est mis à se prétendre une science à part, s’est détachée de la question de la gouvernance -alors que l’oeconomie n’est qu’une branche de la gouvernance. Vous verrez, si vous avez le courage de vous plonger dans mon « Essai sur l’oeconomie », qu’une des démarches que j’ai suivie a été de réinventer l’oeconomie en repartant des principes de gouvernance et en explorant, pour chacun des principes, l’univers des possibles.
Je l’illustrerai par quatre exemples.
Premier exemple, les acteurs pivot. Tout système de production et de consommation demande une approche matricielle, d’un côté une approche verticale, la structure du système de production, et de l’autre une approche horizontale, là où les cohérences se gèrent. Dans l’économie d’aujourd’hui quels sont les acteurs majeurs, ce que j’appelle les acteurs pivots de ce système ? du côté vertical, ce sont les grandes entreprises qui, même si elles ne représentent dans le monde qu’une petite partie de l’emploi structurent quand même 40 % ou plus du commerce international et de ce fait, réorganisent le système autour d’elles, et du côté horizontal c’est l’Etat, censé assurer les cohérences.
J’ai pu, je crois, montrer que ces deux acteurs ne sont pas adaptés à la nature des défis concrets du XXIe siècle. Ce n’est pas une critique d’ordre moral, c’est un constat d’ordre technique. Les deux acteurs les mieux à même de gérer les défis qu’on a aujourd’hui, celui d’assurer le bien-être de tous dans le respect des limites de la planète c’est d’un côté la filière et de l’autre le territoire.
Le temps me manque pour expliquer en détail pourquoi mais j’en suis vraiment convaincu.
Filières : ça veut dire qu’il faut aller vers des contrats de filières durables. Le commerce équitable, par exemple, a été un des prémices de cette recherche de filières durables, qui implique maintenant l’invention de forums multi-acteurs, au niveau mondial pour définir réellement des labels de filières durables. J’ai la conviction que l’Organisation Mondiale du Commerce se réorganisera, dans les décennies à venir, autour de ce concept de filière durable.
Pour assurer les cohérences horizontales, le territoire est candidat au statut d’acteur pivot. C’est l’espace de vie, c’est là où les questions économiques, sociales et écologiques prennent leur signification concrète et peuvent être traitées ensemble. C’est pour cela que je parle souvent de « penser avec les pieds » : plus un système est complexe plus il faut penser localement, à partir du local. Le territoire est à la fois le lieu de pensée et le lieu d’action pour assurer ces cohérences.
Deuxième exemple, la monnaie. Dans ma description des mouches à l’intérieur de la boîte en plexiglas on voit que se trouve posée la question centrale, celle de la schizophrénie. En 2009 nos dirigeants ont couru au G20 pour dire comment éviter la récession mondiale et relancer à tout prix la consommation. Puis ils ont couru à Copenhague pour discuter de la manière de freiner la consommation. Les mêmes dirigeants ! à trois mois d’intervalle et sans rire, c’est cela qui est fascinant. Ca veut dire quoi, la schizophrénie ? ça veut dire que face aux injonctions contradictoires, il faut relancer la croissance, il faut l’arrêter, ils ne trouvent pas de solution : c’est le propre de la folie. La question majeure qui se trouve posée à nous est de savoir si cette contradiction entre le développement du travail humain, nécessaire à la cohésion sociale, et la limitation de la consommation d’énergie et des ressources naturelles, nécessaire à la survie de la planète, est une contradiction irréductible ou si c’est une contradiction qui découle de nos outils. Cette question est décisive. La bonne nouvelle c’est que ça relève de nos outils : c’est la manière dont nous pensons la monnaie, la manière dont nous gérons avec la même unité de compte et le même moyen de paiement ce qu’il pourrait développer -le travail- et ce qu’il faudrait arrêter -la consommation des ressources- qui fait que nous avons une voiture où l’accélérateur et le frein c’est la même pédale. Et en général une voiture de ce type va dans le mur. Donc il faut repenser la monnaie. La conclusion évidente, là aussi le temps me manque pour décrire pourquoi, est qu’il faut des monnaies à plusieurs dimensions. Il faut considérer que seul un outil comme le quota négociable au niveau territorial et au niveau individuel est le moyen d’assurer à la fois la justice et la rationalité de la répartition. Ca ouvre des nouvelles perspectives.
Troisième exemple, la question des régimes de gouvernance. Là aussi la question du territoire et celle de l’ESS sont très liées. Quelle est la bonne manière de gérer les différents biens et services ? Dans notre pensée binaire traditionnelle, on dit qu’il y a deux choses : le marché d’un côté, l’action publique de l’autre. Il est facile de montrer que cette approche binaire est très simplificatrice et ne correspond pas à la nature des différents biens et services. On est donc amené à se demander quelle est la nature des biens et services pour en déduire les régimes de gouvernance à promouvoir. Or, l’ESS a un avantage très intéressant au niveau territorial c’est que c’est un espace entre justement, ces deux espaces. Ce n’est ni le marché ni l’action publique. Son existence est essentielle pour redonner de la largeur de pensée, de la largeur de perspectives, à condition de se demander ce que l’ESS peut apporter par rapport aux différents régimes de gouvernance, sur l’eau, sur l’air, sur les sols, sur l’expérience, sur l’intelligence, etc.
Voilà trois exemples. Pourquoi l’ESS et le territoire c’est doublement important ? C’est là-dessus que je conclurai. Parce que l’ESS pourrait contribuer à une nouvelle pensée sur le territoire. Cette pensée manque aujourd’hui. Un territoire c’est une communauté, ce n’est pas des mairies et des collectivités territoriales, c’est beaucoup plus large que ça. Il faut aider le territoire à se penser comme acteur. Il faut comprendre que l’un des atouts majeurs des territoires c’est leur capital immatériel, c’est-à-dire la capacité à inventer les réponses collectives. Or, l’ESS est un des espaces où se forgent ces apprentissages. C’est donc en contribuant à ces différentes mutations, en reconnaissant que l’espace territorial est un lieu majeur de pensée et d’invention qu’on passera de la double marginalité à la double importance.
Je vous remercie.
Pierre Calame